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TROIS PARMI LES AUTRES

L’image tant aimée de la morte aux beaux sourcils, que vient-elle faire dans ce champ lumineux ? Elle vient parler de déception, et d’une résignation plus amère encore, car cela signifie que ce que l’on avait pris pour le tout n’était rien, qu’il y a d’autres raisons de vivre et qui valent mieux, que cet éblouissement qui transfigure le monde, Antoinette, n’est qu’une immense duperie. Antoinette, prends garde…

Par le chemin ouvert, montent les souvenirs. La jeune femme aux beaux sourcils est debout, en robe de toile bise, près du lilas défleuri. Quelle étrange silhouette lui fait cette robe à la mode d’il y a quinze ans… Comment s’appelait donc cette jeune fille défraîchie — comme le lilas — qui lui rendait visite ce jour-là et dont Antoinette revoit nettement le teint de craie, les yeux bleus lavés, la bouche arrondie comme pour cracher un noyau de cerise, les abondants cheveux plats, d’une soie grasse, couleur de mite, tout le visage extatique et lymphatique d’une Marie-Madeleine de sous-préfecture, qui hésite entre le baiser du Christ et d’autres plus tangibles ?

Une petite fille de six ans, qu’on n’a pas aperçue, car elle est assise derrière le lilas transformé en iceberg — elle joue à l’explorateur du pôle — entend la voix de sa mère qui répond, sur un ton inimitable de sagesse indulgente et moqueuse : — L’amour, mademoiselle ? Mais c’est si peu de chose dans la vie d’une femme !

Et la réplique dévotieuse et scandalisée :

— Oh ! madame ! pouvez-vous dire…

De nouveau, la voix légère :

— Mais oui, je peux dire… J’ai fait un mariage