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TROIS PARMI LES AUTRES

côté d’eux, inquiète de voir ce couple en apparence si harmonieux s’éloigner vers des régions qui ne lui étaient pas accessibles, et elle se répétait avec un désespoir déjà résigné qu’Antoinette et Robert étaient « faits l’un pour l’autre ».

Dans la bibliothèque, Bertrand et Suzon faisaient jouer au phonographe des airs de jazz et, pour les deux jeunes filles, les syllabes syncopées qu’aboyait musicalement une voix anglo-saxonne étaient comme le flacon dans lequel elles déposaient l’essence de cette journée. Bien des années après elles la retrouveraient intacte, conservée dans la chanson.

Ce soir-là, leur dîner fut rapide et silencieux. Chacune, enfermée en soi-même, ne pensait qu’à retrouver au plus tôt la solitude de sa chambre pour y brasser inlassablement la pâte des souvenirs et des rêves.

Il y avait eu aussi plusieurs promenades en voiture, dans l’odeur de paille du pays brûlant, plus morne d’être moissonné. Les jeunes gens se divisaient ordinairement en deux équipes : Bertrand et Suzon dans la Bugatti, les autres dans la voiture de Robert Gilles. Quelquefois, on invitait l’abbé Graslin : sa présence créait une sorte de trêve, ramenait la gaieté animale et franche des premiers jours. Quand il n’était pas là, un perpétuel qui-vive tenait en alerte les esprits et les sens : tout semblait plus prompt, plus intense et moins stable. À force de subir le jeu de bascule dont Robert était le pivot, Annonciade et Antoinette perdaient toute maîtrise d’elles-mêmes, devenaient irritables, susceptibles. Quand elles