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trois parmi les autres

irrésistible s’emparait d’elle : Annonciade, déjà, ne pensait plus qu’à faire écho à son rire.

D’autres fois, c’était au tour d’Annonciade à « piquer le cafard », comme elles disaient dans leur langage. Antoinette savait toujours la délivrer en l’obligeant à parler d’elle, avec une brusquerie tendre.

— Allons, disait-elle, ouvrons un peu les vannes au clair de lune de Werther !

Cette manière de moquerie ne l’empêchait pas de prendre au sérieux le clair de lune d’Annonciade, car elle savait dans quel jardin triste et brûlant chemine la quinzième année des petites filles pensives. Celle-là, plus qu’une autre, lui paraissait vulnérable. Encore émue par les drames de l’enfance, une gronderie, une mauvaise note, Annonciade avait découvert depuis peu d’autres sujets de tourments : des mots qui jusqu’alors lui semblaient jalonner l’avenir comme des bornes immatérielles lui avaient révélé leur sens précis — bien pis : leur figure. Elle en restait accablée, se demandant comment elle trouverait en elle assez de force pour franchir ces étapes : l’amour, la maternité, la vieillesse, la mort, — autant d’épreuves qui demandent, pour s’accomplir harmonieusement, une part égale de résistance et d’acceptation. Pour comble, la foi religieuse qui avait entouré son enfance d’images blanches et bleues avait fui devant ces épouvantails, au lieu de leur livrer combat. Elle s’était confiée longtemps à un bon Dieu à barbe blanche, reposant sur un tabouret de nuages, et qui ressemblait un peu à Victor Hugo ; lui aussi aurait pu écrire l’Art d’être grand-père. Ce temps-là était fini, fini