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trois parmi les autres

sur la vie d’une autre, elle en faisait l’apprentissage avec la stupéfaction ravie des enfants qui découvrent leurs pieds, leurs mains, leurs oreilles. C’était comme si on lui eût donné des membres spirituels, aptes à des jouissances infiniment délicates.

Dans l’exercice de ces nouveaux moyens d’action, elle témoignait à son insu du même sens supérieur de l’opportunité qui lui avait commandé de venir au monde brune, avec un teint chaudement rosé, des yeux et des cils de danseuse arabe, pour se conformer à son nom et réjouir le rêve de sa mère.

C’était là le don de cette petite fille, dépourvue de tous les dons scolaires : elle ne décevait jamais la tendresse. L’affection qu’elle recevait comme un pollen au plus secret de son âme y fructifiait merveilleusement — et, pour nourrir l’amitié, elle avait la science mystérieuse des abeilles qui transforment une larve en reine par le dosage de la miellée.

L’intelligence du cœur atteignait chez elle au génie. Elle comprenait tout ce qu’on ne lui disait pas.

Lorsqu’elle voyait son amie triste et muette, écrasée par des songes dont elle voulait garder l’amertume pour elle seule, Annonciade se faisait fantôme, sans paroles, presque sans pensée ; son existence ne pesait plus, — mais Antoinette sentait, autour de son chagrin, le vol de cet esprit compatissant. Peu à peu, son énergie fatiguée se fortifiait à une source invisible, reprenait sa tonicité. L’ardeur à vivre se remettait à briller dans ses yeux, sur ses dents, une bouffée de gaieté