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trois parmi les autres

géométrie lui ouvrait un monde de cauchemars. Cependant, elle désirait désespérément devenir une bonne élève. Elle attendait le miracle qui lui ferait prendre goût à tout ce qu’elle détestait, mais, dans tous les yeux qui la regardaient passer, engoncée par son tablier de lustrine, elle croyait lire : « Esprit lent et borné, tu n’arriveras jamais à rien. » Elle avançait donc sans joie dans la vie, malgré ses quatorze ans.

La première fois qu’Antoinette lui sourit, elle se retourna pour voir à qui ce sourire s’adressait, avec un humble sentiment d’envie. Cette grande fillette au regard clair avait à ses yeux un prestige inouï. L’éclat de Charlemagne et celui de Napoléon additionnés pâlissaient devant les supériorités d’Antoinette : seize ans, des vêtements noirs (que ne donnerait-on à cet âge pour perdre un parent inconnu et porter son deuil !), une réputation d’intelligence et d’indiscipline auréolaient ce visage au teint pâle et uni dont on remarquait surtout la belle architecture. Un front large, bombé, des pommettes, un nez et un menton fermement dessinés, de larges orbites abritant des yeux calmes et rayonnants faisaient dire fréquemment d’Antoinette qu’elle avait une figure de jeune abbesse. En y réfléchissant, on constatait en effet que la nature avait mis en évidence dans son visage ce que souligne la coiffure des moniales : Le dessin des os, dernière image de l’être vivant. Avec la profondeur du regard et la ligne fière des jambes, c’était là sa seule beauté, à l’époque ingrate des seize ans. Mais Annonciade aurait vendu son âme pour pouvoir échanger le visage qui lui valait déjà dans la rue des hommages