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TROIS PARMI LES AUTRES

Robert Gilles, dont on ne savait rien. C’est à peine si Suzon parvenait à établir un rapport entre ces trois silhouettes et les mécaniciens qu’elle avait vus s’affairant autour d’un tracteur en panne. Cependant, ce souvenir qui lui avait été longtemps désagréable, rejoignait l’aimable image du jeune homme à la Bugatti et la vision du château sous un ciel d’éclaircie avec le foulard rouge et beige abandonné sur le gravier. Aussi la jeune fille était-elle envahie par un plaisir bourdonnant comme la batteuse dont elle entendait le chant par intervalles, ce chant qui lui faisait venir chaque fois une sueur fine au creux des mains.

Antoinette se représentait assez nettement encore les petits garçons avec lesquels elle avait joué jadis : Bertrand, son compagnon préféré, maigre, batailleur et gai, avec un long cou, de longues jambes chaussées de bas écossais, une grande bouche de jeune engoulevent et de beaux yeux francs et rieurs. André, adolescent taciturne, aux traits incertains et gonflés, à la lèvre salie par une ombre de moustache ; le dernier été qu’ils avaient passé ensemble, il prenait part aux jeux avec condescendance ou bien restait à l’écart, tenant à la main un livre qu’il ne lisait pas. Antoinette revit tout à coup le regard pesant et timide qu’il avait arrêté sur elle, ce jour où elle l’appelait pour goûter, tandis que les géraniums flambaient silencieusement sur la pelouse, qu’elle savourait par avance la fraîcheur de l’orangeade et qu’une corneille volait haut, seule dans le ciel. La vivacité de l’impression lui donne un choc dont les vibrations se prolongent, s’amortissent, puis s’effacent… Les ponts sont coupés entre ces