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TROIS PARMI LES AUTRES

peau sans y prendre garde, et qu’on le cherche partout, en se demandant quel poids inaccoutumé on a sur la tête ?

— C’est vrai, dit Annonciade, à moi cela m’arrive assez souvent.

— À moi aussi, reprend Suzon, mais ce n’est pas cette impression-là. C’est plutôt comme un éparpillement. Un choc, et le lien se rompt, qui maintenait le faisceau. Je ne suis plus une, je suis cent, je suis mille.

« Imaginez une meule de paille au soleil. Tout à coup, la meule se défait, peut-être parce qu’une troupe de corneilles s’est abattue sur elle et l’a mise au pillage, peut-être simplement parce qu’il faisait trop chaud dans ses flancs et qu’elle n’en pouvait plus de tout ce soleil.

« À partir de ce moment, la meule est hantée. Hantée par les fourmis, les oiseaux, les mulots. Hantée par le coq et les poules, leur affairement vorace, leurs brèves amours enrouées. Hantée par les couples qui traînent le soir dans les champs, tout noirs sur le crépuscule rouge. Hantée par les vagabonds qui n’ont pas d’état civil et qui lui laissent leur odeur de sueur et de grande route. Hantée quelquefois par les gendarmes qui poursuivent les vagabonds pour un crime inconnu… »

Suzon se tait.

— Et alors ?

— Alors, rien. Voilà tout.

Antoinette insiste :

— Il faut bien que ta meule fasse une fin. Quelle fin ? On peut en supposer plusieurs : ou bien, un soir, un vagabond met le feu à cette paille folle et cela fait dans la nuit une grande