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LA MAISON DES BORIES

soupçonnait même pas, car s’il avait pu seulement entrevoir la violence surhumaine de ses affections et de ses haines, il en serait mort d’effroi, ce géologue.

« Eh bien, pourtant, cet amour, cet orgueil à la taille des dieux élémentaires et colossaux, cet amour, cet orgueil qu’elle avait d’eux étaient ramenés à la mesure humaine par sa lucidité qui ne lui faisait grâce de rien. Elle ne les « idolâtrait » pas, elle les voyait tels qu’ils étaient. Elle avait dénombré tous les penchants funestes de Laurent, sa répugnance à l’effort, sa violence, son fol orgueil — certes, d’un côté ou de l’autre, il avait de qui tenir, le pauvre petit, — et ce besoin morbide, mais si humain (si masculin surtout, pensait-elle) de faire souffrir ce qu’il aimait. Elle savait qu’il lui faudrait surveiller le point critique où l’agilité d’esprit de Lise pourrait tourner à la ruse, son optimisme enfantin à l’opportunisme, son effusion poétique au chimérisme cérébral. Elle s’appliquait à dépister Anne-Marie dans ses labyrinthes, à la délivrer de ses poisons, redoutant qu’elle n’eût hérité le don du mensonge qui était la seule originalité de sa mère, avec la dangereuse sensibilité du père, ce bon gros apparemment placide qui avait stupéfié tout le monde, en mourant discrètement de chagrin, le cœur rompu. Et encore, pour Anne-Marie, tout lui était plus difficile, tout pouvait échouer d’un moment à l’autre, car elle ne l’avait pas portée dans ses flancs et il n’y avait pas entre elles la mystérieuse communication des corps. Mais quelles que fussent les difficultés, il ne fallait pas se laisser rebuter, il fallait recommencer avec une patience inlassable le travail de Sisyphe de l’éducateur aux prises avec les puissances du sang. Et s’observer soi-même et soi-même s’élever, en sachant que chaque mot, chaque geste, sera retenu, copié, assimilé, deviendra substance vivante… Ah ! il croyait que c’était