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LA MAISON DES BORIES

la raison, elle ne connaissait rien, elle n’était préparée à rien, elle était ce qu’il y a au monde de plus ignorant, de plus préomptueux et de plus désarmé : une jeune fille bien élevée, consacrée telle par l’opinion.

« Et maintenant, c’était trop tard. Il fallait vivre avec son malheur, — mais surtout, surtout, éviter que les enfants n’en fussent atteints. Ils étaient déjà trop clairvoyants, trop sensibles, terriblement précoces en tout. Elle redevenait enfant avec eux, pour les maintenir dans l’enfance et pour juger de tout à leur échelle, les comprendre, les connaître parfaitement, obtenir leur confiance. Elle s’appliquait à édifier pour eux un refuge de paix, d’harmonie, et là-dessus l’autre arrivait, aveuglé par sa jalousie de mâle, poussé par une rage de destruction, et tout était à recommencer.

« Si elle avait pu lui faire entendre raison, mais non, impossible, c’était comme une force de la nature ! « Et moi ! Et moi ! »

« Sur d’autres sujets, elle pouvait causer raisonnablement avec lui, et jouir parfois d’une illusion de concorde, mais dès qu’elle nommait les enfants, il s’emportait : « Votre absurde passion… votre idolâtrie… »

« Mais il ne comprendrait donc jamais rien à rien ? Certes, elle avait d’eux un amour, un orgueil, qui défiaient toute imagination. « Vous êtes monstrueuse, » lui disait-il quelquefois. Mais là encore, il tombait à faux. Ce mot ne signifiait rien du tout dans la bouche d’Amédée, car il s’appliquait seulement à l’indépendance de sa femme vis-à-vis des conventions et des usages et s’il avait pris la peine de regarder, il aurait vu que son anarchisme était tout superficiel, une simple révolte contre les habitudes du troupeau, et qu’elle aimait l’ordre intérieur. C’était précisément sa tâche à elle de faire triompher l’ordre sur le chaos, mais il ne s’en doutait pas.

« La nature profonde de ses sentiments, il ne la