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LA MAISON DES BORIES

enfants, — ils ont une manière de s’agglutiner à elle comme des coraux, comme des polypes, pouah ! — Quand il la surprend, par hasard, il ne fait qu’entrevoir son visage, ce visage qu’elle a pour eux seuls, qui est sans doute son vrai visage, maintenant : riant, animé, rayonnant de toute-puissance et de sécurité. Elle l’aperçoit, les enfants s’écartent, disparaissent, il n’a plus devant lui qu’un masque de femme à l’expression attentive et soucieuse, comme celui d’un acteur qui répète un rôle. Une apparence, ce n’est plus qu’une apparence qu’il possède, qu’il tourmente. Ah ! bon sang de Dieu !

Fantômes autour de lui, fantômes en lui-même, faux soutien d’une armature qui s’effondre à la moindre défaillance, s’évanouit dans le brouillard… Et le pire, le pire, c’est l’attrait de ce néant. Rêver, se faire du mal avec des souvenirs, des images, qui font couler dans le cœur et jusqu’à l’extrémité des membres, par tous les canaux du sang, une langueur corrosive — et si les souvenirs, les images, viennent vous hanter au moment du travail, le travail attend et plus il attend, plus sera pénible l’effort à faire pour s’arracher à l’angoisse voluptueuse, pour regrouper dans le bain dissolvant les éléments qui composent Amédée Durras, lui, non pas un autre.

Aussi, quand le travail est terminé, comme ce soir, il est bon de se laisser flotter au gré d’une rêverie triste, écœurante et qui dilate la moelle, comme un plaisir solitaire.

On frappait à la porte. Amédée sursauta, chiffonna la feuille de papier couverte de signatures et la jeta dans la corbeille, Isabelle entrait, — ou plutôt Mme Durras :

— Il est huit heures une, Amédée, vous n’êtes pas souffrant ?

Il se retourna vivement, lui jeta un regard soupçonneux. Se moquait-elle ? Cet esprit mordant qui lui