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LA MAISON DES BORIES

aussi soyeux, ni des prunelles aussi semblables au velours sombre de certaines capucines, ni, dans ces prunelles, un regard aussi émouvant, où il y avait à la fois la clarté et son contraire, la douceur et son contraire, l’amour et son contraire, et parfois comme un hymne magnifique, et parfois comme un appel au secours…

Mais Amédée pensait qu’il n’avait jamais vu aussi antipathique petite brute, quand l’enfant le regardait avec cette expression de méfiance animale qui assombrissait, alourdissait son visage ardent, « Eh bien ? » demandait le père en le fixant durement. L’enfant pâlissait, cillait nerveusement sans baisser les paupières et Amédée voyait, avec un malaise inexprimable, monter, s’étendre sur ces traits enfantins le reflet de la Peur. Peur, il avait peur ! Qui donc lui avait appris à avoir peur de son père ? — « Pourquoi as-tu peur de moi, Laurent ? Veux-tu répondre ? Veux-tu répondre, ou bien… » Il levait la main, l’enfant levait le bras pour se protéger. C’était la conclusion ordinaire de leurs rencontres. Isabelle accourait, mais déjà la gifle s’était abattue, lourde de rancune, cinglante et Isabelle poussait un cri comme si elle l’avait reçue. Quelquefois aussi, Amédée restait interdit devant ces yeux d’enfant, de bébé, qui décidément ne se baissaient pas, ces yeux qui cillaient, louchaient, offraient un regard chaviré, trouble, affreux, mais ne se baissaient pas. Tous les deux se regardaient ainsi pendant quelques secondes. Puis Amédée se détournait en frissonnant, le cœur étreint d’une sourde angoisse : « Cet enfant ne m’aime pas, Isabelle, c’est de votre faute. » Car depuis quelque temps, ils avaient pris l’habitude de se dire « vous ».

La seconde grossesse d’Isabelle apporta à M. Durras un indicible soulagement. C’en était fini de la tyrannie de Laurent, de sa présence unique, obsédante. D’ailleurs, le gamin s’en rendait compte, il