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LA MAISON DES BORIES

tinct ? Son instinct lui commande, dès qu’il voit le bébé, de crier : « Emportez-moi ça ! » S’il se contient, c’est parce qu’un père ne doit pas dire une chose pareille. Mais il quitte la pièce. S’il pouvait oublier l’existence de cet enfant ! Comme tout était simple, facile, agréable, avant qu’il fût là… Amédée vivait tranquille, installé dans la durée. Le visage d’une femme douce, au regard étonné et pensif sous des sourcils en pont chinois, lui inspirait un sentiment de sécurité, un contentement de soi réconfortants.

Cette femme, qu’est-elle devenue ? Le regard de celle qui a pris sa place ne s’étonne plus de rien. Il pèse, évalue et juge sans appel. S’apercevoir qu’un être vivant est un tombeau, horreur ! Pourtant, c’est toujours la forme d’Isabelle et le goût violent de cette forme persiste chez Amédée. Cela aussi, c’est impitoyable.

Peu à peu il découvre à son supplice un étrange attrait. Il lui arrive d’épier, sans être vu, Isabelle et le petit. Elle est là qui lui parle un absurde langage d’être humain qui aurait fait ses classes chez les oiseaux. Il lui répond par des voyelles modulées, une mimique de la bouche et des paupières et des signaux désordonnés des bras et des jambes. « Un poulpe ! pense Amédée avec dégoût, un poulpe tronqué ! »

Ou bien Isabelle appuie sa joue contre la joue du bébé et du bout des lèvres fait un bruit léger de baiser, indéfiniment, comme quelqu’un qui buvotte à une source en trempant la moitié du visage dans l’eau. Un jour, le petit a poussé son nez à deux ou trois reprises contre la joue de sa mère. Isabelle est restée pendant quelques secondes la bouche entr’ouverte, les yeux rayonnants, sans souffle, suspendue à un ravissement éternel, Amédée a vu cela.

Quand il revoit cette image et bien d’autres, — et bien d’autres ! — il lui semble qu’il frotte une tumeur enflammée contre une haie d’épines, douce-