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LA MAISON DES BORIES

ses dons de nature. Ainsi elle était capable de faire un feu flambant sans bois ni charbon, avec un bout de carton frotté de chandelle, une bobine vide, le gras d’une côtelette, et une vieille semelle de soulier. Elle était capable d’improviser en une heure un déjeuner succulent, aussi bien que de se passer de déjeuner quand il le fallait (encore que cela lui fût moralement pénible). Elle était capable de broder, non pas à la manière des jeunes femmes oisives qui font des trous dans la toile pour charmer leur ennui ou escorter leurs rêves, mais à la manière des brodeuses médiévales qui traçaient une œuvre d’art à la pointe de l’aiguille, en combinant leurs points comme une ciselure sur étoffe. Elle était capable de s’inventer de la musique pour elle seule, quand elle était seule. Elle était capable de lire les pensées derrière le front des gens et de les désarçonner au moment où ils s’y attendaient le moins en répondant non pas à ce qu’ils venaient de dire, mais à ce qu’ils venaient de penser. Elle était capable de tailler une fort jolie robe et de la coudre, le tout sans patron et en une seule après-midi, et c’était relativement très solide, car les coutures mettaient bien huit jours avant de craquer et, comme elle disait alors en les raccommodant avec des épingles : « Quand une robe a de l’allure, c’est l’essentiel. » Elle était capable de passer une nuit sans bouger d’un cil avec un enfant endormi sur les bras, et, dans ces bras une crampe — et de tenir tête à un régiment de cuirassiers montés, si elle n’avait pas été de l’avis du colonel. Elle était capable de bien d’autres choses encore et des plus difficiles, dans ce qu’elle nommait le bien comme dans ce que les autres nommaient le mal. Mais elle n’avait jamais été capable de vaincre la répulsion que lui inspirait l’arithmétique et Laurent, apparemment, tenait d’elle et Lise promettait de suivre le même chemin, car elle devenait mélancolique au seul bruit de deux fois deux, quatre.