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LA MAISON DES BORIES

ce chemin, elle rentra dans la perception fragmentaire dont un choc l’avait dangereusement fait sortir et elle se mit à réfléchir sur la conduite immédiate à tenir vis-à-vis de son mari, pour apaiser une fois de plus leur insoluble conflit, le ramener une fois de plus à l’arrière-plan de la vie commune.

Dès qu’elle eut arrêté une résolution, son courage ressurgit, tout neuf et comme lavé. Elle retrouva en elle cette aptitude au bonheur qui la rendait semblable aux enfants et sa foi obstinée dans la vie. Déjà, elle entendait les aboiements délirants de Chientou, les cris des petites, le roulement de la voiture qui la ramènerait aux Bories. Le vent tordait les panaches étiques des trois sorbiers… Quelle lumière !



Amédée s’en allait par les rues, droit devant lui, inconscient du désordre de sa tenue, de son visage mâchuré, de son linge fripé et noirci par sa nuit en chemin de fer. Il allait, il allait, pour user cet élan qui l’avait jeté la veille dans un train, soulevé de fureur, et n’avait rencontré que le vide au bout de sa course. Il lui fallait d’abord user cet élan, pour sortir du chaos. Et il allait, il allait sans rien regarder, sans rien entendre, guidé, quand il devait traverser les rues, par l’instinct de conservation qui ordonnait : « À droite ! À gauche ! Attention ! »

Ainsi tous deux, le caniche tirant l’aveugle, finirent par échouer dans un restaurant de la place du Havre où ils commandèrent à déjeuner, car ils avaient faim.

La brûlure aromatique d’une gorgée de café succédant à la sensation anesthésiante d’une tranche napolitaine rétablit brusquement le contact interrompu avec le monde extérieur. Des visages s’interposèrent, une rumeur de foule, d’assiettes et de cuillers heurtées, l’odeur des sauces et des viandes. Amédée s’étira,