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LA MAISON DES BORIES

courage, cela jetait le corps en déroute, dans une crise de terreur panique, un délire de fuite qui faisait trembler les muscles, s’entre-choquer les dents.

— L’horreur ! L’horreur !

Enfin les larmes vinrent à son secours et elle se mit à parler en balbutiant, à jeter aux murs une confession hachée où passaient toutes sortes de souvenirs épaves échouées au fond de la mémoire et qui surgissent dans les bouleversements de l’être. Personne, non pas même celui qui en était le principal acteur, n’aurait pu retrouver dans cette apparente confusion le dessin d’une tragédie jour par jour vécue. Quand elle répétait en pleurant : « le ruisseau, le ruisseau, » ces mots évoquaient pour elle seule le rire sourd des eaux de pluie qui s’écoulaient dans l’ombre, le soir où elle avait dit adieu à Carl-Stéphane, devant les premières maisons de Chignac. Au même moment, sa mémoire lui représentait une vision qui datait des tout premiers jours de son mariage : Amédée à table, qui venait de manger de la salade, qui avait négligé de s’essuyer la bouche et lui parlait avec des lèvres luisantes, une goutte d’huile attardée au creux de son menton — et soudain elle avait dû quitter la table, saisie d’une nausée irrésistible, d’un soulèvement de tout son corps. Ces deux visions l’accablaient du même désespoir, comme s’il y avait eu entre elles un rapport intime — et d’autres s’y mêlaient, les renforçaient, tout un monde de souvenirs qu’elle ressentait avec la même intensité douloureuse. Tous étaient projetés sur le même plan, tous prenaient la même importance, comme s’il n’y avait, aux yeux de l’esprit, ni présent, ni passé, ni proportions relatives — rien qu’un seul présent, et une seule mesure et que tout fût également essentiel ou également nul. Peut-être est-ce là, en fin de compte, le secret de la vertu apaisante du souvenir.

Isabelle en éprouva peu à peu les bienfaits. Par