Page:Ratel - La Maison des Bories.pdf/242

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
236
LA MAISON DES BORIES

fugiée dans les profondeurs d’elle-même où se tenait le prisonnier derrière le mur de cristal. Et de là, elle regardait s’accomplir ce qu’il avait voulu, se dénouer comme il l’avait voulu cette partie d’échecs qu’il dirigeait depuis des mois, derrière son mur de cristal. Car il savait ce qu’il faisait et du moment qu’il avait décidé de l’offrir, elle, comme victime à l’oncle Amédée pour lui tenir compagnie « à l’endroit où il était », c’est qu’il savait bien que de tous les êtres de la maison, c’était elle qu’il fallait choisir ; — parce qu’Isabelle ne mourrait pas de sa mort, tandis qu’elle mourrait sûrement si on lui enlevait Lise ou Laurent — et le mieux eût été, certes, de mourir tous ensemble, — mais il aurait fallu emmener aussi Carl-Stéphane. Tandis que lorsqu’elle serait morte et tiendrait compagnie à l’oncle Amédée chez les morts, « là où il était », Carl-Stéphane pourrait revenir et elle le verrait sans doute avec ses yeux morts, puisque Amédée, qui était mort, l’avait bien vu et que son nom lui produisait encore un tel effet…

Toutes ces pensées défilaient dans sa tête avec une rapidité inaccoutumée, — et elle attendait, elle attendait ce qui allait se produire, sans effroi, avec une intense curiosité et la satisfaction de se taire.

Or, il ne se produisit rien. Antonin s’était réfugié dans un coin de la pièce et roulait des yeux épouvantés. Lise courut vers son père en sanglotant : « Papa ! papa ! » Il regarda les deux petites l’une après l’autre, d’un air égaré, fit des deux mains le geste de repousser ce qui s’approchait de lui et sortit de la pièce en coup de vent.

Assise sur le parquet, dans les bras de Lise qui l’aveuglait de ses cheveux, l’étouffait d’embrassades, la petite fille remontait lentement à la surface d’elle-même, surprise et déçue, découronnée de son exploit. Carl-Stéphane ne saurait jamais ce qu’elle avait failli faire.