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LA MAISON DES BORIES

tout s’abolit dans une stupéfaction sans limites.

Du sang, des cris, un homme chancelant qu’une femme et un enfant hissaient péniblement dans une voiture, tout seuls sur une route déserte, sous le crépuscule d’orage… Qu’est-ce que cela voulait dire ? Lui, l’auteur de ce tumulte lamentable ? Jamais, jamais il n’avait voulu cela. Il avait tiré sur un simulacre, il attendait… Qu’attendait-il ? Tout, sauf ce qu’il voyait. Cela ne ressemblait à rien. Ce n’était même pas tragique. C’était pitoyable et désordonné : un homme affalé sur les coussins tachés de rouge, une jeune femme en chapeau et en costume tailleur qui tirait le cheval par la bride comme un roulier, et des petites jambes nues d’enfant qui trottaient sous la pluie. Ils s’en allaient, tous ensemble… Quel sens trouver à cela ? Et maintenant ? se tuer ? Pourquoi faire ? Cela ne signifiait plus rien.

Il regarda machinalement ses doigts écartés, qui avaient laissé choir le revolver. Ses longs doigts blancs, féminins, irresponsables. Et tout à coup, il pensa ; « Je lui ai tiré dans le dos ». Cette idée le redressa, le poussa le long du tronc, jusqu’à la route et il se mit à fuir sous l’orage, le cerveau bourdonnant, criblé, affolé par l’idée qui devenait le battement de ses artères, le rythme de sa course, le mouvement de sa respiration, la substance de son sang : « je lui ai tiré dans le dos »…



Ludovic se dressa au sommet du talus, le dévala en deux enjambées et s’approcha du hêtre, qu’il considéra de bas en haut, avec curiosité et une sorte d’estime gouailleuse. Son mauvais sourire lui tirait la lèvre de biais, comme un mégot, — et il ne trouvait à dire, en secouant la tête, que ces trois mots à la fois subjugués et menaçants :

— Ben, mon gars… ben, mon gars…