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LA MAISON DES BORIES

est la vie, la pulsation de ma vie, de toutes nos vies.

Comme nous serons heureux de nous trouver rassemblés ! Nous nous aimons tant que deux heures de séparation nous font l’effet d’un long voyage. Non sans raison, car on croit se séparer pour deux heures et on se sépare pour des siècles. J’ai comme une vague idée que cela nous est arrivé, avant d’être paisiblement amarrés dans le temps comme nous le sommes aujourd’hui et cette aventure nous laisse toujours un peu de crainte. Si cela recommençait ? Mais non, nous sommes au port.

Tout à coup on frappe. C’est notre petite fille lunaire, avec son sourire si doux, qui s’effarouche si facilement :

— Le thé va être prêt, Carl-Stéphane.

C’est une habitude qu’ont nos enfants de nous appeler tous les deux par notre prénom. Nul irrespect dans cette familiarité. Nous nous aimons tant !

Aurai-je le courage de continuer ? Il le faut bien. Il me faut trouver en moi tous les courages. Au surplus, je suis payé de tout, par avance. Ce que j’ai vécu là est unique.

La petite fille s’est assise et m’a regardé en silence. Et tout à coup, elle m’a demandé :

— Croyez-vous que mon oncle Amédée détestera toujours Laurent, quand il reviendra ?

Le choc a été si rude que j’en ai gémi en moi-même. Il fallait donc retomber dans cette patrie de la douleur et de l’absurde ! Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Pourquoi une femme vivante est-elle attachée à un homme mort ? Pourquoi le mort essaie-t-il d’entraîner l’enfant dans la mort au lieu d’essayer de retrouver le chemin de la vie ? Pourquoi suis-je dans cette maison l’étranger, alors que c’est le maître qui devrait être l’étranger, et moi le maître ? Combien de temps faudra-t-il attendre pour que tout soit enfin remis en ordre ?