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LA MAISON DES BORIES

à l’heure ce n’était qu’un semblant de visite, une politesse faite à l’étranger. Maintenant, c’est le travail sérieux, la fonction, le beau métier, poussé aux dernières limites de l’intelligence et de la passion.

Elle reste longtemps penchée sur le lit du Corbiau, La petite fille perçoit son souffle léger. Elle sait si bien qu’Isabelle sait qu’elle ne dort pas qu’elle est sur le point d’ouvrir les yeux en souriant. Mais elle ne les ouvre pas. Elle voit à l’intérieur de ses paupières, comme sur un écran, le visage attentif qui la regarde, les sourcils hauts, la moue sérieuse et tendre de la bouche, la joue maigre, consumée, — et son cœur fond du besoin de lui dire comme elle l’aime, comme elle voudrait mourir pour elle. Mais elle ne dit rien, n’ouvre pas les yeux, respire profondément, rythmiquement, comme une petite fille qui dort, et Isabelle s’en va.

Quand elle a refermé sa porte, le Corbiau se lève, s’allonge à plat ventre sur la natte de Chine, atteint sous son lit une petite tasse qui contient un peu de lait où macèrent depuis le matin trois tranches de concombre.

La tasse dans une main, la bille d’agate dans l’autre, elle gratte à la porte de Carl-Stéphane.

— Le Gentil Corbeau ! À cette heure ! On ne dormait donc pas ?

Elle ne répond rien, le regarde en souriant, le regarde de tous ses yeux, l’écoute de toutes ses oreilles, pour ne plus jamais oublier cette figure surprise, ces deux gouttes d’eau bleue dans un visage de jambon cuit, cette voix gutturale et voilée qui prononce avec un si drôle d’accent : « Le Gentil Corbeau » !

Et puis elle lui tend la tasse :

— Pour votre coup de soleil que vous avez sur le front…

Il prend la tasse, soulève entre deux doigts une tranche de concombre dégouttante de lait à demi