Page:Ratel - La Maison des Bories.pdf/122

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
116
LA MAISON DES BORIES

Amédée se pencha, goûta la chair tiède, de sa rouge lèvre en « U », insistante, quêteuse.

— À qui, ça ? demanda-t-il sourdement, en lui pétrissant les bras. Hein ?

— Mais bien sûr, répondit Isabelle d’une voix posée, sans tourner la tête.



Carl-Stéphane Kürstedt tenait minutieusement le journal de sa vie, notant tout, événements, impressions, pensées et même les rêves que sa mémoire avait le don d’enregistrer avec une fidélité rare, — peut-être parce qu’il l’y avait exercée dès l’enfance, fasciné qu’il était par cette vie nocturne. Il n’y avait vu tout d’abord qu’un amusement. Maintenant, il y cherchait les signes de son destin. C’était là sa préoccupation profonde et s’il tenait aussi soigneusement son journal, c’était avec l’espoir de découvrir un sens, un dessin caché sous l’inextricable lacis que compose l’arabesque des menus faits quotidiens.

Ce soir-là, rentré dans sa chambre, il écrivit longtemps.

— 13 juin. Beau départ du Puy. Belle lumière matinale, un air vif, piaffant.

« Arrivée à Chignac deux heures plus tard. Le domestique de M. D… m’attendait à la gare avec la voiture. Figure hostile qui m’impressionne désagréablement. Trajet maussade, la timidité croissant à mesure que le but approche. Regret d’être venu ; sensation de tristesse imbécile de l’homme qu’on éveille en pleine nuit pour lui faire accomplir une corvée. Les montées sont raides, je descends pour soulager le cheval et la marche me remet un peu.

« Mme D… m’accueille et me donne tout de suite l’impression que je suis un familier de la maison. Cette espèce d’anesthésie des sens où me plonge ma