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LA MAISON DES BORIES

crifié d’avance dans l’ordre du monde, tant pis pour lui : il était assez grand pour trouver sa vérité tout seul, il avait étudié pour cela pendant des années et elle, elle n’avait pas de temps à perdre. »

Accoudée à sa fenêtre, les cheveux pleins de nuit, les épaules baignées de lune, elle contempla longtemps ce paysage à sa mesure : la vaste et sauvage étendue où rien, ni maison, ni fumée, ni cri, ni soupir, ne décelait la présence des hommes, le moutonnement indéfini des montagnes bleues écrasées par la perspective, sous la lumière étale, et la pleine lune au zénith, catapulte lancée qui ne connaissait rien d’autre que la nécessité de son mouvement.

Enfin elle fut se coucher, à côté de la petite fille qui respirait paisiblement, — et elle glissa dans le sommeil par paliers insensibles, en se retenant au bord de l’inconscience.

Un engourdissement poreux, fluidique, la recouvre, laissant à nu des plages de peau sensible qui frémissent, des paupières qui battent, une ouïe qui se tend vers les bruits, les menaces possibles. Et pourtant, elle dort.

De grands nuages ourlés de roux fuient en sens inverse du flottement de la lune. En haut, en bas, océan. Partout, navires. Le plateau vogue, avec ses maigres champs, sa ferme et sa maison. La maison vogue, la maison des Bories, avec sa cargaison de destinées, ses douleurs à fond de cale. Dans le grenier les rats ont cessé de faire rouler des bobines. Ils galopent maintenant à fond de train, droit devant eux, chaussés de bottes.

Un à un, les nuages disparurent, cardés par le vent, bus par le ciel profond. L’immobilité vivante de la lumière lunaire régna seule, sur le paysage arrêté. Le bruit de ressac du vent dans les sapins soutenait le silence, haleine rythmée d’une marée lointaine.