Page:Ratel - La Maison des Bories.pdf/104

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
98
LA MAISON DES BORIES

Laurent revenait vers la maison, sa petite culotte de toile bleue collée à ses reins par la rosée, il apercevait sa mère à la fenêtre et lui souriait, sans s’étonner de la découvrir là à cette heure, puisqu’elle ne dormait jamais, puisqu’elle était partout… Et quand elle composait ses bouquets, et qu’il lui donnait son avis, le regard attentif : « Vois-tu, Ma Gentille, ce qui manque là, c’est du jaune… » Il avait toujours raison, il en savait plus long qu’elle qui croyait pourtant bien connaître l’art de faire des bouquets, — mais c’était si beau qu’il en sût plus long qu’elle !… Et ce jour où il lui avait dit, après avoir vu la femme de l’aubergiste de Saint-Jeoire, dont le visage violet et poilu ressemblait à une groseille à maquereaux trop mûre : « C’est drôle, Ma Gentille. Il y a la femme, mais toutes les femmes ne ressemblent pas à la femme… » Et cette autre fois où il l’avait trouvée en train de pleurer et où il lui avait pris la main pour la poser contre sa joue : « Ma toute petite, comment peut-on te faire pleurer ? Mais c’est vrai qu’il y a bien des pays où on mange les rossignols… » Ah ! quel poète il serait plus tard, quel philosophe, quel peintre, quel musicien !

« Et Lise, quelle adorable créature ne serait-elle pas ! La figure de la joie sur la terre, un éblouissement vivant, voilà ce que serait plus tard la Zagourette. C’était ce qu’elle avait voulu, ce qu’elle avait demandé de toutes ses forces, dans cette église où l’orgue jouait l’andante de la Sonate pathétique, — et elle, effondrée sur un prie-Dieu, pleurait, pleurait comme on saigne en demandant de toutes ses forces que tout ce qu’elle souffrirait retombât en joie sur l’enfant qu’elle attendait, — puisque Dieu était un marchand, puisqu’il fallait payer, au plus haut prix, tous les bonheurs d’ici-bas… Elle avait payé sans discuter, et Lise était née, blanche et or, pétrie de joie des pieds à la tête. Rien qu’à la regarder, on oubliait souci, chagrin,