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LE RAISIN VERT

jours, elle avait cru d’abord à quelqu’une de ces aventures qu’elle traitait par le mépris. Il lui fallut bientôt s’apercevoir que le cas était plus sérieux. Généralement, les foucades sensuelles de M. Durras se traduisaient par un brio passager, une poussée d’entrain, d’optimisme, d’éloquence, qui cédait bientôt le pas à un flot d’amertume universelle et à des silences gros de rancune. Puis la vie reprenait son cours. Cette fois-ci, un charme plus subtil s’insinuait en lui, qui le détournait de ses occupations et accaparait toutes ses facultés. Il avait rompu, sans motif valable, avec une société industrielle qui voulait l’employer à des conditions fort avantageuses. Ses travaux personnels languissaient, abandonnés depuis des semaines. Lui-même devenait imprécis, fuyant, distrait, mais plus que jamais irritable, si l’on essayait de fixer son attention. Lorsqu’elle le voyait assis en face d’elle, la joue vaste et pâle, la lèvre fébrile, le regard lointain, Isabelle se disait que seules deux passions peuvent ainsi vider un homme de soi-même : la frénésie charnelle ou le songe creux. Ce fut un trait de lumière le jour ou Amédée laissa échapper, dans une conversation, qu’il regrettait de n’avoir pas poussé davantage ses études de chimie au lieu de se consacrer à la géologie, qui était une science de crève-la-faim.

Ainsi mise sur la voie, Isabelle s’aperçut que son mari avait pris des tics de langage, des gestes inconscients qui révélaient la fréquentation quotidienne de Pignardol. Et, redoutant tout de cet hurluberlu, redoutant davantage encore cette seconde nature ductile et crédule qui doublait le personnage roide et autoritaire d’Amédée, elle voyait avec chagrin son mari abandonner tous les avantages qu’il avait pu acquérir par le travail et l’intelligence pour suivre quelque fausse piste où il se montrait, dès le départ, inférieur à lui-même.

Qu’elles étaient paisibles, ces soirées de juin ! Le