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LE RAISIN VERT

son visage aux plans nets, éclairé par de larges yeux noirs, dont le regard pensif, immobile, rappelait les personnages des fresques byzantines. C’était un homme d’études égaré dans la vie et qui butait sans cesse sur deux obstacles auxquels il ne parvenait pas à s’accoutumer : les soucis d’argent et la méchanceté de ses pairs. Isabelle l’estimait fort pour sa sincérité et il semblait bien qu’il fût sensible à cette estime, car il recherchait sa compagnie autant qu’un ecclésiastique peut rechercher la compagnie d’une jeune femme sans donner à jaser. Leurs entretiens presque quotidiens étaient devenus pour Mme Durras une habitude à laquelle elle n’eût pas renoncé sans peine.

— Comment va notre garçon ? demanda-t-il, après qu’il l’eut saluée.

« Voilà, songea-t-elle, une phrase qu’Amédée n’a jamais prononcée. Et la vie a fait de celui-ci un père et de celui-là un homme stérile. Quelle mauvaise farce ! »

Et elle répondit tout haut :

— Il pense aux vacances de Noël et les catalogues des grands magasins l’occupent beaucoup. Ses sœurs et lui me cassent les oreilles à chanter sur tous les tons une nouvelle scie de leur invention : « Tout soie, tout soie, tramé fantaisie. » Mais j’aime mieux cela que de le voir ruminer dans un coin des griefs imaginaires…

— Imaginaires… reprit M. Alapetite d’un air pensif… On ne sait jamais. Il y a des enfants qui sont de perpétuels offensés. C’est qu’ils portent en eux un goût de l’absolu à quoi tout fait injure. Ou peut-être le souvenir d’un autre état qu’ils voudraient rejoindre, et ils ne le peuvent. Mais c’est une grande chance, pour un jeune garçon, d’avoir des sœurs à peu près de son âge et avec lesquelles il s’entend bien. Il est bon de commencer dans la vie par l’amitié des femmes, et de finir par là.