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LE RAISIN VERT

je vois des rangées de portemanteaux et des vêtements suspendus. Il y a dans cette pièce trois jeunes filles, un poète allemand du dix-neuvième siècle, un grand seigneur du dix-huitième, une soubrette et un valet, chacun de ces trois personnages laissant apercevoir en filigrane un écrivain célèbre, du dix-huitième siècle également. En regardant mieux, je vois encore dans cette pièce un géologue, sa femme, son fils, sa fille et sa nièce, inséparables, mais distincts. Plus un sculpteur, plus le modèle du sculpteur qui fut sa femme et a cessé de l’être, plus une prophétesse contemporaine de la guerre de Troie, plus un contrôleur des contributions directes et son épouse, plus un tas de gens dont j’ignore les noms et qualités. Enfin, régnant sur le tout, un personnage aussi vieux que le monde et que l’on représente pourtant sous l’aspect d’un enfant ailé portant un carquois et des flèches. Maintenant, allez-y et dites-moi ce qui, là dedans, est réel, et ce qui ne l’est pas

— Enfant ! dit Tiercelin, qui n’avait cessé de sourire. Vous vous croyez bien habile, ou vous me croyez bien naïf. Ce qui est réel est ce qui peut être vu, pesé et mesuré. Je parie pour les trois jeunes filles, et s’il faut un vérificateur, je suis là. Le reste, que vous venez de faire miroiter à mes yeux avec la dextérité d’un bonimenteur voulant faire passer la muscade, n’est que simple image mentale.

« Si nous sommes d’accord, puis-je opérer une modeste vérification du réel en dansant ce tango avec vous, jeune sophiste ?

— Vous pouvez, dit Lise, esquissant avec lui les premiers pas sur le long gémissement de la flûte havaïenne. Mais vous n’en êtes pas moins refait. Car les trois jeunes filles, si elles continuent d’exister réellement, sont pourtant devenues elles-mêmes de simples images mentales, et je vous défie de les voir, peser, ni mesurer en aucun lieu du monde.