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LE RAISIN VERT

vante sur le bras de l’ombre qui marchait à ses côtés.

— Mon pauvre ami, dit-elle, je n’avais pas le temps de m’attacher à une cause perdue. Si cela peut vous consoler, dites-vous bien que je n’ai pas été plus tendre pour moi que pour vous.

— Je sais, soupira l’ombre. Mais cela ne me console pas.

Isabelle fit le tour de la place, à petits pas, emportant en elle son invisible compagnon.

Les maisons médiévales offraient leurs façades au soleil d’avril et le bois patiné et gommeux avait la couleur des vieux rayons de miel rancis dans la ruche.

— Toujours est-il, reprit Amédée, que vous avez voué votre vie à un ingrat. Vous passez la moitié d’une nuit en chemin de fer pour venir le voir et il vous laisse seule. Vous voilà bien récompensée de vos peines.

— Eh bien ! dit Isabelle en laissant couler deux larmes, j’en suis ravie. Oui, je bêle comme une vieille chèvre au piquet, mais qu’est-ce que cela prouve ? Rien du tout. Si le petit est content sans moi, tant mieux. Je ne l’ai pas élevé pour qu’il me fasse la lecture sur mes vieux jours. En ce moment, il a moins besoin de moi que de Jacques Henry et sans doute de quelques petites personnes. Tout est pour le mieux. Cette journée a été bien pénible, mais elle m’a appris que Laurent commence à se délivrer de votre joug. Il m’a dit des choses abominables et dont vous n’étiez pas absent, mais il avait de bons yeux, ses vrais yeux d’enfant, bien à lui. Si la guerre nous fait grâce, je crois qu’il saura trouver son chemin tout seul.

— Je n’ai jamais essayé d’opprimer Laurent, il me semble, protesta Amédée en élevant, comme autrefois, dans la vision intérieure d’Isabelle, ses sourcils broussailleux et jaloux sur ses yeux bleus, fixes, étonnés. Je ne vois donc pas comment il aurait à se délivrer de moi, qui n’ai jamais compté. Mais ce que j’admire, c’est qu’il se soit délivré de vous, qui comptez pour