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LE RAISIN VERT

Il portait là-dessous une veste qui avait dù habiller avant lui un réserviste ventripotant et une vieille culotte garance, souvenir des coquelicots humains fauchés dans les blés d’août 1914. Trop large, elle aussi, elle retombait à grands plis sur ses bandes molletières.

— Ce n’est pas de leur faute, dit Laurent avec son regard équitable, triste et lucide. Les effets manquent partout à l’arrière. On a beau tuer des hommes, il y en a encore de telles fournées que les magasins d’habillement ne peuvent pas tenir le coup. Par exemple, ils auraient bien pu me donner deux souliers de la même paire. Figure-toi que mes godillots sont tous les deux du pied droit.

— Mais on ne peut pas te les échanger ? s’écria Isabelle.

— Ça, dit Laurent, c’est des idées de mère. Ça n’a plus cours. Quand j’ai réclamé au sergent qui me les avait fournis, il m’a répondu : « Tu les as mis une fois, pas ? Si tu les as mis une fois, tu peux les mett’ deux. Si tu peux les mett’ deux, tu peux les mett’ trois. Si tu peux les mett’ trois et que tu reviennes encore m’embêter, j’te fous au bloc. » Il n’y a rien à redire à cette logique-là. Alors, que veux-tu ? En attendant que mon soulier gauche qui est fait pour un pied droit ait pris la forme d’un pied gauche, mon pied gauche fait ce qu’il peut pour prendre la forme d’un soulier droit.

— C’est ce qui s’appelle en langage d’homme former un homme, conclut Isabelle avec un rire sarcastique. Admirable méthode : former en déformant. On commence par les pieds, le reste suivra. Total : une victoire de plus à l’actif de la brute.

Elle se dressa sur son séant, comme mue par un ressort, regarda fixement le mur qui lui faisait face et déclara d’une voix douce, en caressant son bras nu :

— Je crois que je les tuerai.

— Qui ça ? demanda Laurent, souriant du fond des yeux.