Page:Ratel - Isabelle Comtat, Le Raisin vert, 1935.djvu/224

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
206
LE RAISIN VERT

nuits pour faire de moi un homme. Je crois que tu étais sur le point d’y arriver. Mais je m’aperçois qu’il est beaucoup plus avantageux d’être un singe. J’ai la paix ici depuis que j’imite l’entourage. En outre, mon adresse à peler les pommes de terre commence à me valoir une certaine considération. Ne vous inquiétez pas pour moi, je vous embrasse toutes les trois bien fort. »

Isabelle en fut accablée. Une coalition générale semblait vouloir lui démontrer qu’elle était dans son tort en s’efforçant de préserver les droits de l’esprit dans un monde forcené. On aurait cru que sa prétention de faire triompher, envers et contre tout, ce qu’il y a de plus libre dans la créature, offensait les puissances du chaos et suscitait leurs représailles, comme la finesse des mains de Laurent avait soulevé contre lui une troupe d’apaches. Et toute la philosophie de l’aventure tenait dans cette amère boutade : « Tu as voulu faire de moi un homme, mais je m’aperçois qu’il est beaucoup plus avantageux d’être un singe… »

Une pluie de printemps, légère et persistante, lustrait le pavé de la petite place sous la lumière d’un maigre réverbère, lorsque Isabelle sortit de la gare à minuit.

Elle avait voyagé en troisième classe avec un joyeux qui lui confiait ses impressions : « Les chevreaux, madame, v’là qu’y prennent les chevreaux, à présent. Ça fond comme cire au feu, ces gamins. Qui la pleurésie, qui la dysenterie, qui le coup de tampon su’ l’crâne, la dépression nerveuse comme ils disent… Ça n’a pas de résistance, c’est du blanc de poulet. Moi, madame, j’suis t’un joyeux, pas, et j’en ai vu de dures, dans ma chienne de vie. Mais les chevreaux, hein, quand je les vois qu’on les emmène là où je sais, eh ben !… ça m’fait mal. »