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LE RAISIN VERT

à autre, son regard allait chercher le visage hermétique de cette jeune Anne-Marie pour laquelle il avait un culte si fervent et dont il n’avait jamais reçu la moindre marque d’intérêt particulier. Et le Corbiau, voyant ce regard, songeait avec une compassion impuissante :

« Je ne peux rien pour vous, Jacques Henry. Et pourtant, je vous aime bien et je vous estime infiniment. Mais je ne peux rien.

« Isabelle n’a rien pu pour Amédée, parce que le courant ne passait pas, de lui à elle. Et moi je ne veux pas recommencer, voyez-vous. Quand deux êtres incompatibles tentent de s’unir, c’est très dangereux.

« Soyez prudent, Jacques Henry. Ne vous figurez pas que je pourrai vous apporter ce qui vous manque, comme Amédée l’a follement attendu d’Isabelle. Les autres ne nous donnent que ce que nous possédions déjà — mais il est bien vrai que nous avons besoin d’eux pour connaître nos ressources. »

Comme elle songeait ainsi, la joie rayonna dans sa poitrine, car elle avait sous les yeux Isabelle, Lise et Laurent d’un côté, Emmanuelle de l’autre, et le courant passait entre eux, ils se reconnaissaient d’une même famille : les terriens, les élémentaires. Le miracle qui lui avait paru impossible était en train de s’accomplir. Elle allait pouvoir concilier les deux astres rivaux.

C’est à peine si une très légère impression d’inquiétude subsistait à l’arrière-plan de sa joie, aussi légère que la trace de l’argyronète sur le miroir calme d’un étang.

En se levant de table, elle se rappela ce que c’était : la rapide crispation qui avait parcouru le visage de Laurent, quand Emmanuelle s’était vantée de l’apprivoiser.