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LE RAISIN VERT

chapeau-galette, mains croisées sur le giron déformé par les maternités nombreuses et les durs travaux, des insectes neutres, qui ne conservaient de leur sexe que les servitudes.

Au-dessus de leurs têtes, fixé par des punaises à la cloison de bois, le communiqué annonçant la victoire de la Marne s’étalait en lettres grasses. Il était là depuis deux jours.

Le Corbiau s’arrêta pour le relire, tâchant de retrouver la joie qui les avait saisis en apprenant que le pays était sauvé. Mais elle ne pouvait penser qu’aux morts, qui avaient payé la victoire. Maintenant, qui paierait pour les morts ?

Le bateau à vapeur apparut au loin, contournant un éperon de roc dont la pointe, couverte de feuillages enflammés par l’automne, avançait dans l’eau bleue. Le contraste de ce rocher ardent et des gouffres glauques qui cernaient ses bords à pic était une des beautés du lac. C’était là aussi un endroit dangereux pour les barques, qui risquaient de s’y trouver prises par des remous. Un mois auparavant, un jeune homme s’était noyé aux abords du roc sans qu’on pût lui porter secours.

Le souvenir de cet accident traversa l’esprit du Corbiau, quand elle entendit la sirène du vapeur hululer à coups pressés pour avertir un canot dont on distinguait à peine la forme blanche, parmi les taches d’écume et qui se trouvait placé sur le parcours du grand bateau.

Au bout d’une lente seconde, le Corbiau sut qui était dans la barque, avertie par une sensation de vide au cœur. Et elle sut aussi qu’il avait fait exprès de se placer sur le parcours du bateau, à cet endroit périlleux, pour lancer un défi au danger.

« Mon Dieu, pensa-t-elle, épouvantée de son impuissance, si au moins Isabelle était là… »

De toutes ses forces, elle essaya de projeter sa