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LE RAISIN VERT

tels. Isabelle : un soleil qui ne cesserait jamais de rayonner. Amédée : un nuage qui, de temps à autre, obscurcissait le soleil et crevait en bourrasque. Puis le soleil buvait le nuage et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps.

Mais voici qu’il était mort, et Lise se refusait à comprendre ce que cela voulait dire.

— Tu montes dans ta chambre ? dit le Corbiau en voyant Isabelle se diriger vers la maison. Je monte avec toi.

— Non, mon Corbiau. Promène-toi, lis un peu, essaie de te distraire. Ne reste pas tranquille, c’est mauvais pour ta circulation. Moi, je vais essayer de dormir un peu.

Il lui fallait rentrer, se dérober à cette belle lumière, si blessante, alors que des milliers d’enfants, à chaque minute, mouraient suppliciés. Pour Isabelle, tous les hommes qui se battaient étaient redevenus des enfants. Amédée lui-même participait à cette maternité. Elle pleurait en lui, non pas un mari qu’elle n’avait jamais aimé, mais l’enfant d’une femme.

Mais elle voulait être seule avec cette souffrance intime de la guerre. Aux côtés des petites, elle craignait une contagion de sensibilité, dangereuse surtout pour Anne-Marie, dont elle avait deviné la nature poreuse. La jeune fille ne devait pas connaître avant l’heure cet esclavage de la chair et de l’âme qu’est la maternité, en apparence limitée à quelques êtres, mais, dans sa tyrannique essence, irrépressible, avide et torturée par tout ce jeune sang répandu.

Le Corbiau la regarda s’éloigner à travers la cuisine au plancher de sapin, aux murs de chaux blanche décorés d’almanachs vernis.

« Penses-tu me tromper ? » songeait-elle, et son regard se faisait presque dur.

Elle s’en fut au buffet de la cuisine, coupa une tranche de pain bis qu’elle mit dans sa poche avec