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LE RAISIN VERT

que la sécurité. Bah ! vous vous adapterez. Une vie humaine est si vite passée… »

Et l’on aurait cru, à le voir si calme et si résigné dans son pessimisme absolu, que toutes les difficultés dont il avait souffert s’étaient résolues dans la perspective de la catastrophe générale.

Vint cette journée tragique où le tocsin sonna sur les campagnes et où tant de femmes préparèrent en pleurant des bagages qui ne connaîtraient pas de retour.

Isabelle pleurait en pensant aux mères. Amédée arpentait fébrilement la maison, du haut en bas. Lise et le Corbiau, muettes, pâles, n’osaient pas regarder Laurent, qui mordillait sans arrêt sa lèvre inférieure.

Jusqu’au moment du départ, chacun essaya de croire qu’il s’agissait d’un voyage ordinaire. Mais comme on franchissait le seuil de la maison pour accompagner M. Durras à la gare, comme tant d’autres fois, Lise fondit en larmes. Laurent lui serra le bras de toutes ses forces : « Vas-tu te taire ? » dit-il tout bas. Alors elle ravala ses larmes, comprenant qu’il y avait tant de choses en suspension dans l’atmosphère qu’il ne fallait pas faire de bruit.

Le train bondé chantait. Du fourgon à la locomotive, il ne contenait que des hommes. On voyait bien maintenant que le monde était fait de deux éléments irréconciliables. La guerre décantait brutalement le faux mélange, et si ces hommes chantaient, ce n’était pas seulement pour s’étourdir. Ils chantaient leur joie de se retrouver entre hommes — et les femmes paraissaient s’en rendre compte, et leurs larmes coulaient, amères. Mais plus d’une aussi, opprimée, ambitieuse ou malheureuse, n’éprouverait-elle pas tout à l’heure, en rentrant dans la maison désertée par le compagnon, une confuse impression de délivrance ? Seules les mères, à qui il n’est pas permis de reprendre ce qu’elles ont donné, regardaient avec un égarement