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humaniste que l'on a reconnu l'égalité de dignité de tous les êtres humains et que l'on a pu reconnaître l'être humain derrière sa condition d'esclave. On a ainsi pu voir comment cet être, jusqu'alors considéré comme un objet par les esclavagistes, devenait - dans la mesure où il pouvait exercer ses droits sur un pied d'égalité - un être humain dans l'ensemble de son comportement, même aux yeux de ceux qui le niaient. On a vu également comment en Afrique du Sud, après avoir obtenu la reconnaissance de ses droits individuels et de ses libertés fondamentales, la population noire a entamé, de concert avec ceux qui l'avaient exclue, un des processus politiques les plus originaux et les plus exemplaires de ce siècle, laissant loin derrière elle, et à marche forcée, les traces de cette forme contemporaine d'esclavage qu'était l'apartheid.

B. Vers une nouvelle prise de conscience de l'extrême pauvreté

1. La nécessité d'un changement de regard

189. Dans la première partie du chapitre précédent, l'on s'est employé autant que possible à montrer de quelle façon et avec quelle intensité la misère touche les personnes et les familles qui vivent dans de telles conditions. La présente section a pour objet d'analyser - tâche en apparence moins complexe - l'image qu'en ont les autres (c'est-à-dire les riches, mais aussi les pauvres dont le point de vue, aussi surprenant que cela puisse paraître, n'est guère différent).

190. Toute analyse qui se veut objective sur la question doit partir néanmoins d'un premier constat fondamental : il s'agit en l'occurrence d'une population que nous ignorons. Pis encore, nous ne savons pas que nous l'ignorons et, si la réalité sociale nous l'impose, force est de reconnaître alors à quel point nous tenions à l'ignorer. Témoin les énormes remparts (généralement beaucoup plus coûteux que les innombrables logements qu'ils sont censés cacher) dressés autour des faubourgs de bon nombre de grandes métropoles du monde. "Les riches, écrivait Charles Booth, fondateur de l'Armée du salut au siècle dernier, ont tiré un rideau sur les pauvres, et sur ce rideau, ils ont peint des monstres".

191. Par ailleurs, il faut bien admettre également que, si l'on sait quoi que ce soit des personnes vivant dans une extrême pauvreté, cela se résume d'ordinaire à fort peu de choses et, le plus souvent, à des informations erronées. De fait, nos sociétés en ont, pour l'essentiel, une image péjorative et empreinte de préjugés. Le sentiment prédominant est une sorte de crainte et de mépris à leur égard. D'une manière générale, on tient les personnes en question pour responsables de la situation dans laquelle elles se trouvent, étant peu à même, voire incapables d'évoluer. On les croit condamnées (et c'est cette conviction qui, en réalité, les condamne) à vivre dans la misère, comme si elles avaient délibérément choisi d'y tomber ou d'y rester.

192. Mais une fois surmontées les barrières de l'ignorance et les idées toutes faites qui entravent notre jugement, une réalité sociale complexe apparaît alors et nous découvrons un monde non seulement que nous connaissons mal, mais face auquel la plupart de nos réactions se révèlent inopportunes et parfois extrêmement préjudiciables. Telle est la conclusion qui se dégage du témoignage d'une personne disposant d'une solide formation qui, après avoir passé de nombreuses années dans des lieux de misère, en compagnie de familles