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ments nécessaires pour pouvoir répondre lui-même à la question suivante : « Quelle est la relation entre la philosophie sociale de Marx et celle de Pierre Lavroff » ?

D’abord, il y a incontestablement une différence des points de départ. C’est celui de l’individu chez Lavroff, c’est celui du groupe social chez Marx[1]. Le problème de l’individu domine, comme nous l’avons vu, la pensée de Pierre Lavroff. Ce qui préoccupe d’une façon constante notre penseur, c’est la destinée de l’individu. Le problème de sa liberté est au centre de sa philosophie. Le développement de sa conscience forme le contenu essentiel de sa formule du progrès. La solidarité ne figure dans cette formule qu’en tant que moyen pour la réalisation du développement intégral de l’individu. La dignité personnelle est le principe de sa morale. La pensée critique de l’individu est le principe dominant sa philosophie de l’histoire. Enfin, le bonheur intégral de l’individu est l’idée maîtresse de sa politique sociale. En un mot, toute la philosophie de Lavroff gravite autour de l’individu pris dans un milieu social défini.

Il est presque inutile d’ajouter que c’est tout le contraire chez Marx. Chez celui-ci c’est le groupe, la classe sociale, qui détermine tout. L’individu n’est pas libre. Il exécute les ordres que sa classe lui donne. Il est progressiste quand sa classe l’est. Il devient réactionnaire quand sa classe le devient. Il combat pour la Liberté, l’Égalité et la fraternité à la période de l’avènement de la bourgeoisie au dix-huitième siècle. Alors il se croyait idéologue. Il était même sincère. Mais en réalité il ne représentait que les intérêts économiques de sa classe en marche pour la conquête du monde. La Liberté ! C’est la forme idéologique de la liberté du commerce dont la bourgeoisie avait grand besoin. C’est la liberté d’exploitation de l’ouvrier dit libre, émancipé enfin du joug des corporations moyenâgeuses qui gênaient la production sur une grande échelle pour le marché mondial. L’Égalité ! Elle est devenue nécessaire parce que la production capitaliste suppose l’égalité juridique entre le prolétaire qui vend sa force de travail — la seule marchandise dont il dispose — et le patron qui l’achète pour en tirer une plus-value. Quant à la Fraternité, c’est plutôt un hors d’œuvre, un trompe-l’œil pour les badauds ou une illusion nécessaire pour le peuple, un hameçon pour l’attirer. C’est Marx lui-même qui l’affirme. Et Engels ajoute[2] que l’histoire se fait inconsciemment par des masses, car les efforts conscients des individus s’entrechoquant se neutralisent et s’annihilent mutuellement.

Dans le Dix-huit Brumaire et dans le livre que vient de traduire

  1. Voir le Capital, t. I, passim, le Dix-huit Brumaire de Karl Marx.
  2. Voir son opuscule sur Ludwig Feuerbach.