Page:Rappoport - La Philosophie sociale de Pierre Lavroff.djvu/39

Cette page a été validée par deux contributeurs.

être délivrée que par le socialisme est la seule forme rationnelle et réfléchie de l’affection qui engendre le sentiment de la justice. Cette affection dit au socialiste révolutionnaire : sacrifie tout pour tes frères, pour tous ceux qui travaillent à l’avènement du règne de la justice, pour les millions d’hommes qui vivront sous ce règne. Cette même affection dit au socialiste : porte la vérité dans les rangs de ceux qui ne sont pas encore touchés par la propagande de la justice sociale, éclaire les ignorants et ramène les égarés. Ceux-ci sont des frères possibles. Au nom de la justice sacrifie tout pour augmenter leur nombre. Les intérêts de la justice et du sentiment affectif se trouvent ici identiques.

Mais l’amour de l’humanité engendre la haine contre tout ce qui empêche l’avènement du règne de la justice, provoque le désir ardent de lutter avec acharnement contre l’injustice. Celui-là n’aime pas le progrès qui ne sait pas haïr la réaction. Celui qui ne combat pas le mal, n’aime pas le bien non plus.

En travaillant pour l’avènement de la société socialiste, nous ne sacrifions pas nos intérêts. Nous ne faisons que les relever à la hauteur de notre idéal. Pour un homme moralement et intellectuellement développé, il n’y a pas de jouissances possibles hors de la lutte pour le progrès social. L’égoïsme éclairé se transforme en désir ardent de jouir de l’action. Toute autre jouissance personnelle se trouve liée à cette action, subordonnée à elle. Ce désir nous dicte un devoir : le devoir de donner toutes nos forces à l’action socialiste, à la société, en nous contentant du strict nécessaire pour vivre et pour nous développer. Le devoir d’un socialiste est de limiter ses besoins. Cela lui permettra d’accorder le maximum d’effort à son besoin supérieur d’action sociale.


IX

Mais tout en prêchant la morale socialiste — et sa vie entière est là pour prouver qu’il savait accorder ses actes avec ses paroles — Pierre Lavroff voit très bien que la société actuelle ne permet pas sa réalisation immédiate. La lutte pour l’existence, dit-il, ne permet pas de poser, même convenablement, le problème de la solidarité sociale ; la plus grande partie des forces de chacun est absorbée exclusivement par la lutte quotidienne pour l’existence et la dignité individuelles. Cette lutte atrophie fatalement le sentiment de la solidarité, le besoin de la coopération pour le développement mutuel. Même les anciennes traditions de solidarité se perdent peu à peu. Et l’idéal de l’individu, dans notre société, se rapproche de plus en plus de celui des sauvages, lequel se résume dans l’unique désir de vaincre. Encore le caractère