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changer si le milieu le demande. L’esprit de critique se réveille dans l’individu pourtant tôt ou tard. La première cause de ce réveil, c’est l’intérêt égoïste. Il critique les hommes et les choses du point de vue de son intérêt. Il se rapproche de ceux qui lui sont utiles ou agréables. Il s’éloigne des autres. Il mène vaillamment le combat pour son existence. Il prépare ainsi son développement ultérieur. Les armes qu’il emploie n’ont le plus souvent rien de moral. Mais pendant cette période de la lutte pour la vie par tous les moyens, s’élaborent les conditions qui plus tard créeront la vie morale. La sympathie naturelle et les considérations utilitaires, deux facteurs relativement inférieurs, adoucissent et limitent cette guerre de tous contre tous. Nous sommes encore ici loin du domaine moral. La période morale de l’humanité ne commence qu’avec la reconnaissance de la dignité personnelle de nos semblables. Pendant la lutte pour l’existence la morale était comme suspendue. La guerre a ses principes à elle qui n’ont rien de commun avec ceux de la morale.

Mais la guerre entre les hommes n’est pas éternelle. Elle se trouve au cours de l’évolution remplacée par la coopération, par la solidarité. La morale, se basant sur les données de la science, reconnaît à tous les hommes une possibilité de développement et partant l’égalité au point de vue de leur dignité morale. Nous sommes par conséquent obligés de leur reconnaître un droit égal au développement. Nous faisons la dignité des autres solidaire de notre propre dignité. Nous déclarons immorale l’indifférence en face de l’injustice. Nous nous faisons un devoir de favoriser le développement progressif des autres. Nous avons ainsi créé la justice sociale. La formule lapidaire de la justice est : « À chacun selon son mérite, selon sa dignité. »

L’humanité actuelle représente au point de vue moral quatre catégories, et Pierre Lavroff établit les conditions de l’application de cette formule de la justice — à toutes ces catégories :

1) Les hommes d’une conviction rationnelle. Le devoir de tout individu conscient et moral en face de cette catégorie d’hommes est de défendre le droit d’exprimer leurs convictions et de chercher à les réaliser. Les hommes d’une conviction rationnelle doivent se considérer comme les membres d’une même famille, s’entr’aider de toutes leurs forces dans leur développement progressif et la réalisation de leurs convictions.

2) Les hommes à convictions irrationnelles. Les convictions irrationnelles peuvent être immorales si elles nient les fondements mêmes de la morale : le devoir de critique et de développement progressif. Si les partisans de ces convictions ne sont pas enclins à supprimer la liberté de la discussion notre devoir est de les combattre par la discussion et par la discussion seule.