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Ce sont d’abord les représentants des classes supérieures et dominantes qui ne pensent qu’à jouir de leurs privilèges, en se référant pour le reste à la tradition historique. Ils sont les esclaves de la mode et de la coutume. Ils sont « des sauvages civilisés ». Ils jouissent de tous les fruits d’une civilisation supérieure créée par les innombrables efforts des générations qui se sont sacrifiées pour la préparer et la perfectionner, mais ils ne songent jamais à continuer ces efforts et à faire faire à l’histoire un pas en avant, ce qui n’est possible qu’à la condition d’une critique réfléchie de ce qui existe. Les « sauvages civilisés » peuvent être en possession d’une culture intellectuelle hors ligne, être des académiciens couverts de gloire et comblés d’honneurs, de célèbres professeurs d’universités, de brillants écrivains d’une renommée universelle. Mais en tant qu’ils n’emploient dans leurs raisonnements que les méthodes traditionnelles, en tant qu’ils défendent la tradition historique et les coutumes acceptées sans murmure par des masses d’individus privés d’esprit critique, en tant qu’ils n’essayent de comprendre et de critiquer la culture coutumière, leur milieu social et de les transformer dans un sens rationnel, ils se mettent eux-mêmes hors de la vie historique et sont des quantités négligeables ou des impedimenta pour le progrès humain.

Ces « sauvages d’une culture supérieure » forment un milieu extrêmement propice à toutes sortes de survivances mystiques et métaphysiques. On l’a vu par les ravages qu’a faits récemment le spiritisme, même dans quelques milieux dits scientifiques. On le voit au réveil du néo-mysticisme et de l’esprit religieux et à la proclamation tapageuse de « la banqueroute de la science ».

Toutes ces victimes de l’esprit réactionnaire ont beau être des civilisés, ils sont des « sauvages » par leur défaut d’esprit critique et scientifique, par la paresse extraordinaire de leur pensée, trait dominant des races inférieures restées hors de la civilisation.

Cependant notre société contient d’autres éléments restés jusqu’ici hors de la vie historique. Ce sont ceux qui, accablés par un travail excessif et absorbés exclusivement par la lutte pour l’existence quotidienne, n’ont ni le loisir, ni la possibilité de vivre d’une vie consciente et réfléchie, d’appliquer à la culture coutumière la pensée critique et de la transformer. Ce sont les « victimes » de la civilisation, les sacrifiés, les souffre-douleur de l’humanité. C’est à la minorité qui pense de l’éclairer sur sa situation réelle, sur les causes de ses souffrances sans nombre et de la faire participer à la vie historique. Il n’y a pas de mouvement historique tant que la civilisation coutumière n’est pas travaillée par la pensée critique ; tant qu’aucune tentative de la transformer ne se produit dans le sens du progrès, lequel consiste, comme nous l’avons vu, dans le développement de la conscience