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II


Le problème qu’on peut placer au centre même de l’œuvre de Lavroff, et qui le préoccupa particulièrement d’une façon constante, est celui de la personnalité humaine, le problème de l’individu.

C’est grâce à l’étude du problème de l’individu, conscient de sa valeur morale et historique, que Pierre Lavroff aura sa place marquée dans la science sociale contemporaine. Il se déclare un adversaire résolu de la méthode purement objective en sociologie, à laquelle il oppose ce qu’il appelle la « méthode subjective » qui a trouvé un grand nombre d’adhérents en Russie. On sait que Herbert Spencer, le représentant le plus remarquable de la méthode objective, en formulant sa loi du progrès, fait délibérément abstraction des intérêts de l’individu, de son bonheur et de ses misères. Le processus social et historique ne l’intéresse que par son côté objectif. Il ne le considère qu’en tant qu’il donne lieu au passage du simple au composé, en tant qu’il présente des caractères de différenciation et d’intégration. Nombre de sociologues français, allemands et anglais, suivent fidèlement et on peut dire, avec une obstination aveugle, l’exemple donné par l’illustre auteur des Premiers Principes.

Il n’y a actuellement en Europe que très peu de sociologues qui osent critiquer, comme l’a fait l’Américain Ward (dans sa Sociologie Dynamique, 1883), cette élimination de l’homme de la science sociale, c’est-à-dire d’un domaine scientifique qui, par sa nature même, l’intéresse le plus. Même Karl Marx, qui soutient avec Vico que l’histoire se fait par des hommes, ne se préoccupe, en fait, que du processus objectif, à savoir comment des causes historiques et sociales données provoquent tel ou tel changement collectif, telle ou telle modification des forces sociales et de leur situation respective, ou pour préciser, comment un changement dans le mode de production modifie et influe la lutte des classes.

Le socialisme est devenu une force historique, non parce qu’il représente un idéal social supérieur à celui du struggle for life individualiste, mais parce que la production capitaliste a créé un prolétariat organisé en un parti de classe d’une part et des forces productives qui ne peuvent être employées que collectivement d’autre part. Le socialisme fera-t-il le bonheur de l’humanité régénérée ? Le socialisme est-il conforme aux intérêts et à la nature de l’individu, en tant qu’individu ? Marx ne s’en soucie guère, en tant que sociologue. Il n’en parle qu’incidemment et comme à contre-cœur. Marx n’ignorait pas l’individu, mais il le sous-entendait. Il suppose son existence comme une