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de Kant, a abouti au positivisme d’Auguste Comte, qui a remplacé la philosophie des entités abstraites, ou, pour employer un terme d’école, la philosophie ontologique, par une philosophie des sciences et par la philosophie de l’histoire, ce que Comte appela la dynamique sociale, en proclamant la méthode scientifique comme seule légitime.

Pierre Lavroff fut le premier en Russie à comprendre le nouveau mouvement philosophique et à y donner son adhésion complète. Il considérait toujours l’esprit théologique et l’esprit métaphysique comme une sorte de revenants qui n’ont plus droit à la vie, comme des survivances qui hantent notre société par leur influence éphémère, grâce à un ensemble de conditions fortuites et passagères.

Le seul objet légitime de la philosophie comme de toute autre science, c’est, pour Lavroff, des faits, rien que des faits. Les faits peuvent être constatés avec un degré de probabilité plus ou moins grand, ils peuvent appartenir à des ordres différents, peuvent être classés comme faits objectifs ou subjectifs, faire partie du domaine du déterminisme mécanique ou apparaître nécessairement devant notre conscience comme des fins à réaliser pour nous, par des moyens à nous, — partout et toujours ce ne sont que des faits qui peuvent justifier nos raisonnements, notre manière d’agir. La philosophie, en poursuivant la satisfaction de nos besoins d’unité et d’harmonie, est une grande organisatrice des innombrables armées des faits. On peut rendre en quelque sorte tangible la pensée de Lavroff en disant que les philosophes sont les généraux de la science qui n’arrivent à vaincre les difficultés scientifiques que grâce à la participation au combat des simples unités que sont les faits. Comme Auguste Comte, Lavroff ne s’occupe que des faits et de leurs relations.

Non qu’il fût sur tous les points d’accord avec Auguste Comte, dont la valeur scientifique et historique ne sera jamais appréciée trop haut. Au contraire, connaissant à fond les systèmes philosophiques de toutes les époques et de tous les pays, Lavroff ne pouvait se contenter de ce qu’on peut appeler chez Comte un rejet pur et simple de la philosophie traditionnelle. Il voulait combattre les survivances philosophiques par leurs propres armes, par la dialectique. Il trouvait que le système philosophique d’Auguste Comte pêche précisément par un manque de philosophie, c’est-à-dire que les grands problèmes philosophiques auxquels on ne peut opposer simplement une fin de non recevoir positiviste, parce qu’ils découlent de la nature même de notre raison, méritent notre attention et doivent trouver une solution scientifique. Mais, comme Auguste Comte, Pierre Lavroff a donné toute son énergie intellectuelle et morale non aux solutions de ces problèmes, mais à la philosophie de l’histoire, à la sociologie et à une élaboration d’une éthique sociale.