Page:Ramuz - La beauté sur la terre, 1927.djvu/260

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Et, en effet, pendant ce temps, le ciel, du côté de la Bourdonnette, continuait à se soulever doucement, puis retombait par petites secousses ; il semblait qu’on le vît bouger comme de la toile, il était blanc comme de la toile au-dessus de la palissade noire des sapins. Les notes les plus basses étaient les seules qui nous arrivaient distinctement, mais elles nous arrivaient toutes, plus ou moins sourdes et plus ou moins tenues, quelquefois prolongées jusqu’à perte de souffle, quelquefois poussées dehors l’une sur l’autre à coups brefs comme des bulles de savon. Et personne nulle part, personne sur l’eau, personne sur la grève ; personne sous le ciel blanc, ni dans le gravier, ni sur la falaise, ni parmi les galets qui vous faisaient sauter le cuir de vos semelles, ni sur cette eau qu’on ne pouvait pas regarder de face sans avoir les yeux abîmés. Et Rouge :

— Enfin aujourd’hui il y a des chances pour qu’on ne soit pas dérangé. Dites donc, Monsieur Urbain, il vous faut entrer dans la cuisine. On y sera mieux qu’ici… Et j’ai encore deux ou trois bouteilles. C’est bien le cas ou jamais…

On entre. Rouge va prendre les bouteilles. Il va lui-même les coucher dans l’eau sur le sable qu’il creuse de manière que l’eau les recouvre entièrement ; il semblait qu’il n’y eût rien à craindre aujourd’hui pour elles tellement l’eau était morte, sous son revêtement d’étain. Rouge est de bonne humeur. Tant pis si le vin n’est pas tout à fait aussi frais aujourd’hui que du champagne frappé : « Qu’en dis-tu Décosterd ? et vous, M. Urbain ? »