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sont là ; moi je suis ici, ils mangent leur pain et leur fromage. Elle voit l’eau : séparation ; elle voit de l’air, elle voit des arbres : séparation, séparation ! Et là-bas, alors, tout à coup dans le bout du large repli que fait sous la falaise et ses sapins la Bourdonnette, un morceau de grève est paru ; et lui sûrement qu’il est là et il est là et je n’y suis pas ; il est là-bas et je suis ici, ô séparation ! et d’une autre espèce. Elle baisse la tête, elle ne peut plus regarder, elle n’en a plus la force ; eux n’ont rien vu. Ils ne comprennent pas, eux qui sont mon père et mes frères, parce qu’on ne peut pas se comprendre, parce qu’on est seulement posés les uns à côté des autres, parce qu’on ne peut pas communiquer, parce qu’on est un, puis un, puis un ; parce qu’il y a eux, il y a lui, il y a moi. Et on a cru que lui et moi… On avait tout parce qu’on l’avait… Tout s’en va, tandis qu’elle a retenu avec peine un sanglot, mais eux ils mangent toujours et boivent ; ils n’ont rien remarqué, ils n’ont rien vu, ni entendu. Et ils finissent de manger et de boire. Ils se passent le verre l’un à l’autre, ils font claquer leurs lèvres. Ils prennent entre leurs lèvres, leur moustache pour l’essuyer, ils se lèvent. Nous, où est-ce qu’il faut qu’on aille ?

Ils reprennent leurs hottes de cuivre, puis descendent à la cuve où ils puisent avec le puisoir ; elle remet les bouteilles, les couteaux, le verre dans le panier, où aller ? Et qu’est-ce qu’on cherche, qu’est-ce qu’on cherche ?

Elle passe de nouveau sous les cerisiers. Son ombre est à