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connu aucun métier ; et il vivait chez une sœur qui l’avait recueilli, sans quoi il eût crevé de faim.

Il passait ses journées à lire dans des gros livres, ou bien se promenait dans le village, s’arrêtant devant chez les gens pour les rappeler, comme il disait, « au respect des Commandements » ; sa grosse barbe, ébouriffée, sortait de dessous un chapeau melon crevé, qu’il enfonçait jusqu’aux oreilles ; il portait une espèce de longue redingote effrangée ; les gamins lui jetaient des pierres.

On le voyait alors s’arrêter et il se retournait en leur faisant le poing.

C’était un de ces hommes, comme on en voit beaucoup, qui, n’ayant point trouvé à se situer dans la vie, ont sauté dans l’imaginaire, d’où ils redescendent vers vous avec des paroles obscures, des gestes désordonnés. Mais ils n’effraient personne. Ils n’étonnent même plus, à la longue. Ils ne sont bons qu’à faire rire.

De sorte que, quand Luc se mit à attaquer Branchu, les gens haussèrent les épaules et on lui conseilla d’aller crier plus loin.

Il n’en criait que davantage.

Or, il y avait au village un second cordonnier, nommé Jacques Musy, qui était un pauvre garçon toujours malade, triste, les joues creuses, très maigre, tout voûté, et souvent sa boutique restait fermée plusieurs jours de suite, parce qu’il ne pouvait pas travailler. C’est assez dire qu’il lui arrivait fréquemment de vous faire attendre l’ouvrage et, s’il n’en avait encore jamais manqué, c’est qu’on avait pitié de lui. Seulement la pitié, chez l’homme, est un sentiment du dimanche : elle est comme ces beaux habits qu’on ne met pas tous les jours. Quand on sut que Branchu travaillait si bien et à si bon compte, Jacques Musy fut délaissé. Il avait beau ne plus quitter sa