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comprendre le tout. L’esprit humain est condamné à un cercle vicieux éternel.

Que sont d’ailleurs nos facultés ? Nous avons des sens, mais la raison les séduit ; nous avons une raison, mais les sens l’abusent. Ils mentent et se trompent à l’envi. Et cette maîtresse d’erreur et de fausseté, la grande fée, l’imagination n’est-elle pas là pour altérer sans cesse la droiture de notre jugement ? Combien il faut peu de chose pour mettre la raison hors de ses gonds ! Que le monarque de l’univers ne se vante point de sa souveraine intelligence :

Il n’est pas si indépendant qu’il ne soit sujet à être troublé par le premier tintamarre qui se fait autour de lui. Il ne faut pas le bruit d’un canon pour empêcher ses pensées, il ne faut que le bruit d’une girouette ou d’une poulie : ne vous étonnez pas s’il ne raisonne pas bien à présent ! Une mouche bourdonne à ses oreilles : c’en est assez pour le rendre incapable de bon conseil. Si vous voulez qu’il puisse trouver la vérité, chassez cet animal qui tient sa raison en échec et trouble cette puissante intelligence qui gouverne les villes et les royaumes. Le plaisant Dieu que voilà ! () ridicolosissimo erœ ![1]

Et pourtant, cette raison qu’une mouche tient en échec, cette plaisante raison qu’un vent manie et à tout sens, n’en est pas moins notre gloire, notre grandeur, notre dignité. La pensée humaine peut avoir d’étranges défauts, mais qu’elle est grande par sa nature ! L’univers peut s’armer pour écraser

  1. Pensées de Pascal, édit. Astié, II, p. 123.