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peut pas exister pour l’argent ; il ne peut y avoir pour lui que l’analogue du contrat de vente, c’est-à-dire le mutuum. Ainsi la restitution d’une somme égale à la somme empruntée éteint toute espèce de droit à laquelle le prêteur aurait voulu prétendre ; ayant touché l’équivalent d’un pretium, il ne saurait prétendre toucher en outré l’équivalent d’une merces. Pour une prestation unique et indivisible, deux paiements distincts, l’un du capital et l’autre des intérêts, constitueraient un double emploi et partant une injustice[1].

Telle est la thèse de saint Thomas, qui la développe en opposant le mutuum à une location de maison ; ce qui, soit dit en passant, ne démontre point qu’il ait bien saisi, soit la théorie du capital proprement dit, c’est-à-dire social ou productif, soit aussi la puissance de l’argument qu’il essaie d’écarter, puisque la maison — capital lucratif ou privé — est précisément quelque chose d’improductif en soi[2]. C’était au prêt d’un fonds de terre qu’il aurait fallu penser.

  1. « Quædam res sunt quarum usus est ipsarum consumptio… Unde in talibus non debet seorsum computari usus a re ipsa… Si quis ergo seorsum vellet vendere vinum et vellet seorsum vendere usum vini, verideret eamdem rem bis, vel venderet id quod non est ; unde manifeste per injustitiam peccaret… Quædam vero sunt quorum usus non est ipsa rei consumptio : sicut usus domus est inhabitatio, non dissipatio. Et ideo in talibus seorsum potest utrumque concedi… Et propter hoc licite potest homo accipere pretium pro usu domus » (Summa theologica, IIa IIae, quæstio LXXVIII, art. 1). — Cette thèse est encore acceptée par le P. Antoine, Cours d’économie sociale, 1re éd., 1896, p. 495. « Le mutuum, dit-il, est regardé comme un contrat essentiellement gratuit » : mais en affirmant « l’injustice du mutuum pur » productif d’intérêt, il déclare que le prêt à intérêt dans l’ordre économique présent — système défectueux et antinaturel (dit-il à la page suivante) — n’est pas un contrat de mutuum » (Op. cit., pp. 506-507). Qu’est-il donc ? Le mot mutuum est né en droit romain, et ce dernier n’a jamais distingué si le crédit est fait à la production ou à la consommation (ce que d’ailleurs le prêteur peut fort bien ignorer) : de plus, le Pape Benoît XIV, dans l’Encyclique Vix pervenit, appelle fort bien mutuum l’emprunt qu’on fait ad fortunas suas amplificandas… vel quæstuosis agilandis negotiis… impensurus, c’est-à-dire le mutuum de l’ordre économique présent.
  2. M. de Girard, dans son Histoire de l’économie sociale jusqu’à la fin du XVIe siècle, reproduit littéralement l’argumentation de saint Thomas. Il y joint toutefois plusieurs erreurs, l’une d’économie politique, les autres de