Page:Rambaud, Histoire des doctrines économiques, 1909.djvu/623

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grands, le nombre trop considérable des dignitaires ecclésiastiques et des nobles, la transformation des cultures en pâturages de moutons[1], tels sont les principaux sujets qui, remplissant le premier livre, défrayent un instant la conversation.

Bientôt — et ce livre II est la partie la plus considérable — Hythlodée se met à décrire l’île d’Utopie, qu’il a habitée pendant cinq ans. Elle porte ce nom en souvenir du sage Utopus, qui lui a donné des lois. Géographiquement elle ressemble un peu à l’Angleterre, séparée, comme elle est du continent par un détroit et possédant une capitale assise sur un fleuve que remonte la marée. Mais laissons toutes les considérations sur l’état de l’Angleterre et sur le plan d’une politique extérieure : passons à la critique de la propriété individuelle et au plan d’une société communiste.

« Dans tous les États où la possession est individuelle, dit Hythlodée, où tout se mesure par l’argent, on ne pourra jamais faire régner la justice, ni assurer la prospérité publique… Tant que ce droit subsistera, la classe la plus nombreuse et la plus estimable n’aura en partage qu’un inévitable fardeau d’inquiétude, de misère et de chagrin[2]. »

À cela, Morus fait deux objections — ces deux éternelles objections que personne encore n’a résolues. — « Mais, dit-il à Hythlodée, tout le monde fuira le travail, puisque personne ne sera plus aiguillonné par l’espérance du gain et que chacun se reposera sur l’industrie et la diligence d’autrui » ; en second lieu, « il n’y aura pas même de gouvernement possible, chez ce peuple de niveleurs repoussant toute-espèce de supériorité. » Et Raphaël de répondre sans plus : « Que n’avez-vous été en Utopie ![3] »

  1. Sur les enclosures aux xve et xvie siècles, Ashley, Introduction to English economic history and theory, 1. II. ch. iv, §§ 49-52.
  2. De Utopia, lib. I, édition de 1613, Hanoviæ, p. 113.
  3. Op. cit., lib. I, pp. 117-118.