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Pierre Leroux en 1840[1], dans son livre l’Humanité, ce n’est que dans ces dernières années que ce terme a conquis son nouveau sens[2]. C’est une révolution que l’on a voulu faire avec lui. On ne se contente pas, en effet, de dire que la solidarité est supérieure à la charité[3] : car certaines des sommités du monde des œuvres sociales se font un plaisir parfois de proclamer, comme faisait M. Mabilleau au congrès de l’éducation sociale de 1901, que « la solidarité est incompatible avec les principes du christianisme[4] ». Nous ne cherchons pas ici à pénétrer sous quel patronage le néologisme a été lancée[5]. Ce que nous ne pouvons pas cependant nous empêcher de regretter, c’est de voir que le calcul ou l’instinct de la courtisanerie démocratique font adopter trop souvent ce mot de solidarité par des hommes que leur caractère devrait tenir élevés au dessus des complaisances de l’esprit ou du langage.

Quel est du moins le fondement de cette solidarité ?

La charité avait une base logique : la solidarité, au

  1. infra, IVe partie, ch. iv.
  2. « Il y a dans notre pays, dit très spirituellement M. le comte d’Haussonville, toute une école qui croit que depuis la Révolution (avec un grand R) les choses ne peuvent plus se passer en France comme elles se passaient autrefois. Aux adeptes de cette école il semble que le mot de charité écorche la bouche ; et comme, d’autre part, ils sont gens trop intelligents pour ne pas comprendre que l’assistance aux malheureux doit reposer sur un principe, ils se sont mis à la recherche d’un mot nouveau pour exprimer ce principe. Ils ont été tentés successivement par celui de philanthropie et par celui de fraternité. Mais le malheur a voulu que la première République ait rendu ridicule le premier de ces deux mots, et que la seconde ait ensanglanté le second. Celui d’altruisme sonnait dur à l’oreille. Ils étaient donc dans l’embarras quand un mot nouveau a été inventé… Ce mot est celui de solidarité » (M. le comte d’Haussonville, Assistance publique et bienfaisance privée, 1901, pp. 11-12).
  3. « Le principe contemporain et utilitaire de solidarité n’est pas seulement plus haut et plus compréhensif que le principe chrétien de charité : il est aussi plus fécond — » (Paul Louis, l’Ouvrier devant l’État, 1904, p. 20).
  4. Cité par Bouglé, le Solidarisme, 1907, p. 19.
  5. À titre de renseignement, nous pouvons donner cette curieuse citation de l’Action maçonnique (n° de mai 1869, p. 163) : « La charité n’étant pas à nos yeux un mode maçonnique, nous préférons celui qui représente le mieux les idées humanitaires : solidarité ». — C’est la réalisation du projet que Pierre Leroux avait exprimé dans sa Grève de Samarez (voyez infra).