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morales. Or, c’est la société qui est la source des notions morales. En dépit des théories nativistes, les notions morales ne nous tombent pas du ciel comme des aérolithes : elles se sont formées peu à peu, comme par alluvions, au cours de l’histoire des sociétés. Les règles même les plus simples, qu’il ne faut pas tuer, voler, mentir, l’homme a dû les découvrir peu à peu par l’expérience, qui lui a montré que sans elles la société n’existerait pas. Ainsi tout le système du monde moral est un produit de l’histoire, ou, pour parler avec plus de précision, il est l’œuvre de la finalité. La question de l’origine et celle de la fin de la société se confondent : si la société a enfanté les règles morales, c’est parce que ces règles lui sont utiles. Elle en est la fin objective, ou, ce qui revient au même, le sujet téléologique. Ce sujet des fins morales, celui pour qui elles existent, ne peut ; en effet, être Dieu : autrement, la réalisation des fins de Dieu dépendrait de notre obéissance aux règles morales, et Dieu dépendrait de nous[1].

Voilà donc la théorie d’Ihering que termine un blasphème, avec la négation d’un Dieu législateur et de toute morale comme de toute loi naturelle.

Et alors, s’il n’y a plus d’absolu dans la morale, pourquoi en resterait-il dans l’économie politique ? L’évolution ne doit-elle pas être partout ? Soit, ce sera le triomphe de l’historisme. Mais ce sera aussi du même, coup le triomphe du socialisme d’État, parce qu’il faut bien un moteur à cette masse dans laquelle les individus n’ont plus de fin propre, plus de devoir moral, plus de responsabilité individuelle, et qui cependant a intérêt à trouver quelque part une force de direction, consciente du but à atteindre et des moyens à choisir. Autrement dit, si c’est la société qui fait le droit et la morale, sans autre loi que l’intérêt du grand nombre, il faut bien que cette même société dé-

  1. Ihering, Der Zweck im Recht, et Einleitung zur Entwickelungsgeschichte des rœmischen Rechts, 1878-1883. — Voir Bouglé, les Sciences sociales en Allemagne, 1896, pp. 103 et s.