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Tous ces auteurs appartiennent délibérément à l’école libre-échangiste, sans aucun tempérament.

M. Paul Leroy-Beaulieu a plus d’originalité et d’indépendance. C’est un esprit modéré et libéral, éclectique plutôt que doctrinaire, observateur très attentif des faits plutôt que constructeur de systèmes brillants et nouveaux. Il est l’adversaire clairvoyant et énergique du socialisme sous toutes ses formes. Écrivain d’une fécondité inépuisable et d’une vaste érudition économique, il a publié de fort nombreux ouvrages que nous ne pourrons tous citer.

L’Essai sur la répartition des richesses et la tendance à une moindre inégalité des conditions a été justement un des plus remarqués[1]. L’intérêt particulier que ce volume présente ici pour nous, ne tient pas seulement à la nature des questions tout actuelles et vivement passionnantes qu’il agite ; ce livre est en même temps, parmi les premiers ouvrages de M. Leroy-Beaulieu, celui qui aborde de plus près des problèmes de pure théorie. D’après lui, la répartition était, de toutes les parties de l’économie politique, celle qui

    un siècle et demi à peu près… La conception libre-échangiste produit un surcroît d’énergie, d’action pour l’individu, de bienveillance, de confiance et de solidarité à l’égard de l’humanité tout entière. Elle inspire la pratique des vertus morales les plus hautes, même de celles qui paraissent le plus inaccessibles… Dans les civilisations basées sur la science, sur la production et l’échange, le grand ressort moral est la concurrence économique » (Op. cit.). Mais la libre concurrence ne se conçoit qu’en matière industrielle et commerciale : par conséquent, quand même on admettrait qu’elle suffît à inspirer dans les affaires la probité la plus rigide, on ne voit aucunement comment son influence commanderait les devoirs des parents, des enfants et généralement toutes les vertus domestiques, sans parler des devoirs envers soi et de beaucoup d’autres encore. — C’est le benthamisme parvenu à sa dernière et plus brutale expression, « Dans une société individualiste, dit ailleurs M. Yves Guyot, l’homme n’est plus un moyen, mais son propre but à lui… En dépit des apparences contraires, le grand effort du XIXe siècle est de substituer la civilisation scientifique et productive à la civilisation sacerdotale et militaire… Le progrès est en raison directe de l’action de l’homme sur les choses, et en raison inverse de l’action coercitive de l’homme sur l’homme » (Critérium du progrès, dans le Journal des Économistes, n° du 15 décembre 1899, pp. 331-332). Mais si l’individu est son propre but à lui, comment obtiendra-t-on autre chose que le déchaînement de l’égoïsme ? Et pourtant M. Yves Guyot ne veut pas même d’une conception théologique et métaphysique du devoir !

  1. 1re édition, 1881.