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préférable à l’état actuel[1]. » Pourquoi donc cet enthousiasme ? Parce que : 1° l’état stationnaire implique le statu quo de la population ; or, « une restriction du principe de la population est une condition indispensable d’une distribution meilleure de la richesse[2] » ; 2° il se prête mieux à la modération des fortunes (lesquelles d’ailleurs, d’après Mill, devraient être viagères et personnelles) ; 3° il sauvegarde le pittoresque et la poésie des régions peu habitées ; enfin, 4° il serait d’autant plus conciliable avec le progrès moral, artistique et philosophique que « les âmes cesseraient d’être remplies du soin d’acquérir des richesses[3] ». Sur ce dernier point je me permets d’émettre un doute. En quoi, demanderai-je, l’état stationnaire changera-t-il la nature morale des hommes ? J’y verrais une révolte de l’humanité contre la loi divine de son progrès ; mais je n’y verrais pas le principe d’une réforme de ses penchants ou d’un abaissement du niveau de ses devoirs[4].

Plus remarquable et plus connu encore est le chapitre consacré à « l’avenir probable des classes laborieuses[5] ». Stuart Mill lui-même y voyait son plus beau titre de gloire : mais il aimait à en reporter le mérite à Mme Taylor, qui, plus encore que les saint-simoniens, lui en avait inspiré les idées et qui lui en avait presque dicté

  1. Loc. cit., t. II, p. 304.
  2. Ibid., p. 305 in fine.
  3. Loc. cit., t. II, pp. 306-307.
  4. Il est étrange de voir l’immobilité et presque la routine préconisée par un des hommes que les courtisans du progrès célèbrent comme un des esprits les plus hardiment novateurs. Le poète des Harmonies n’avait-il pas une notion plus juste et plus vraie du monde et de l’histoire, lorsqu’il chantait, dans ses Révolutions, la loi du progrès que Dieu nous a donnée après se l’être faite à lui-même pour ses œuvres ? Écoutez-le criant à l’humanité :
    En vain le cœur vous manque et votre pied se lasse :
    Dans l’œuvre du Très-Haut le repos n’a pas place ;
    Son esprit n’est pas votre esprit.
    Ici c’est chez le poète, et non chez le philosophe professionnel, que se trouve la philosophie la plus profonde et la plus vraie.
  5. L. IV, ch. vii.