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les quatre anneaux d’une même chaîne, nul doute aussi qu’avec cette chaîne le point d’arrivée nous met à une certaine distance du point de départ.

En ce qui concerne la méthode, Smith s’inspirait surtout de l’observation : Ricardo, à l’autre extrémité, s’inspire du raisonnement. Au cours de près d’un demi-siècle, c’est donc la méthode métaphysique qui l’a graduellement emporté sur la méthode analytique. Dans l’ordre moral, l’évolution n’est guère moins marquée, et l’on sent de plus en plus que la doctrine de la non-intervention de l’État va devenir prépondérante[1].

Alors l’économie politique ou plutôt les économistes glissent sans s’en douter vers un écueil. Le souci de la richesse matérielle devient de plus en plus absorbant ; et les devoirs de justice, de protection des faibles apparaissent de plus en plus relégués à l’arrière-plan. Déjà chez J.-B. Say le sentiment national n’a plus rien, de la vivacité qu’il gardait encore avec Adam Smith. L’abus de la méthode métaphysique nous conduira jusqu’à Stuart Mill ; la recherche trop exclusive de. la fortune par le développement de l’industrie, jointe à l’oubli du principe politique des nationalités, nous acheminera insensiblement vers l’école de Manchester. Il faudra que la réaction se fasse, en un sens avec List, en un autre avec Bastiat et Carey. Bien plus, comme toute équivoque sur les principes doit logiquement et fatalement engendrer des erreurs, il faudra aussi que le socialisme marxiste s’empare de certaines propositions de Ricardo pour les travestir et pour asseoir sur elles les plus dangereux et les plus subtils de ses sophismes.

Mais, à tout prendre, la science est innocente des exa-

  1. Voir en ce sens (mais non sans quelque faveur pour l’étatisme et sans un culte beaucoup trop fervent pour les immortels principes de la Révolution) la préface que M. Deschanel a mise à sa Question sociale, 1898 (voyez surtout pp. 7-8, 12-13 et 21). — La distinction entre Smith et Say d’une part, Malthus et Ricardo de l’autre, est très bien faite par Carey (voyez infra, ch. viii).